LE MANOIR TRIGGE : TRÉSOR PERDU DE LA SEIGNEURIE DE NICOLET

Dès son origine, la seigneurie de Nicolet tarde à se gratifier d’un manoir seigneurial digne de ce nom. En 1668, Pierre Mouet érige sur l’île Moras une première construction désignée « Hôtel Seigneurial » par ses censitaires. En 1670, le seigneur dominant, Arnould de Laubia, de retour de France, construit son propre manoir à l’embouchure de la rivière Nicolet. Michel Cressé s’en portera acquéreur trois ans plus tard et l’habitera jusqu’à sa mort prématurée, en 1685, ce qui laisse la seigneurie sans relève pour lui succéder. Ainsi : « De 1686 à 1785, les seigneurs dominants de Nicolet n’ont pas résidé dans la seigneurie, mais aux Trois-Rivières ou à Québec. » En 1763, les censitaires qui, depuis un siècle doivent se déplacer aux Trois-Rivières pour faire moudre leurs grains, réclament haut et fort un moulin pour la seigneurie. Le seigneur Claude-Poulin Cressé répond à leur demande en abandonnant son droit de banalité en faveur de son fils Louis-Pierre qui, en 1764, revient habiter la seigneurie. Celui-ci entreprend aussitôt la construction d’un moulin sur l’île-à-la-Fourche, mais la mort le fauche à peine les travaux entamés et sa veuve accepte de prendre la relève : « Elle vint résider à Nicolet avec sa famille et y bâtit, si elle n’existait déjà, la maison connue sous la dénomination de manoir Trigge, dont la première mention officielle date du 12 mai 1772 »

En 1785, son fils, Pierre-Michel, hérite du 2/3 de la seigneurie. Ce dernier, aux prises avec des problèmes d’arpentage litigieux, accepte de vendre sa part, en 1819, à un négociant de Québec, François Baby : « Dès lors la seigneurie échappait entièrement à la famille Cressé. » Âgé à peine de 25 ans, le nouveau seigneur s’installe aussitôt au manoir où il compte profiter de tous les privilèges reliés à sa fonction, mais son bonheur demeure de courte durée. Déjà endetté suite à l’achat de la seigneurie Bruyère de Bécancour, il acquière celle de Nicolet au prix de 12 000 livres qu’il s’engage à rembourser à Pierre-Michel Cressé via une rente annuelle. Celle-ci arrive à échéance en janvier 1820, mais François Baby se trouve dans l’incapacité de payer. Il ne parvient pas à s’entendre avec les héritiers de Pierre-Michel Cressé, récemment décédé, et ces derniers exigent la saisie de ses propriétés. Lors de la mise à l’encan le 6 mars 1821, agissant au nom de son beau-père, Kenel-Connor Chandler demeuré en Angleterre, Thomas Trigge se porte acquéreur de la seigneurie pour la somme de 6 500 livres. Soit la moitié du prix que Baby s’était engagé à payer. Chandler devient le nouveau seigneur dominant de Nicolet et s’installe au manoir qu’il habitera avec sa famille, de 1822 jusqu’à sa mort, en 1850. Son petit-fils, Henry Wulff Trigge hérite de la succession et donne son nom au manoir qu’il occupera lui-même jusqu’à 1870. Cette année-là, des ennuis de santé le contraignent à vendre séparément le domaine seigneurial et le manoir.

Le curé Fortier en devient le propriétaire, en 1872 et en profite pour rénover le manoir de fonds en combles : « On admirait en particulier le jardin, le parterre et la serre où il cultivait les plantes les plus rares et les plus recherchées, dont plusieurs exotiques, on voyait jusqu’à l’oranger portant des fruits comme aux pays chauds. » Le prêtre ne profite pas très longtemps de son domaine, puisqu’il décède deux ans plus tard, en 1874. Son successeur, Zéphirin Désilets exploite sa propriété durant une vingtaine d’années. En 1893, il en cède une vaste partie à la Corporation Épiscopale, qui, en 1895, convertis le terrain en cimetière. Désilets vend ensuite le reste de son domaine à Didier Héroux qui en quelques années à peine, morcelle sa propriété en trois parties qu’il concède aux acquéreurs suivants : 12 arpents aux Frères des Écoles chrétiennes, la moitié du reste à l’Hôtel-Dieu et la dernière partie, qui comprend le manoir et les dépendances, à Ovide Proulx.

C’est alors que surgit une étrange légende concernant un trésor prétendument enfoui à proximité du manoir. Selon la rumeur, Didier Héroux aurait, en bêchant sa terre, mis à jour une mystérieuse boiserie ensevelie dans le sol. On imagine aussitôt qu’il s’agit là d’un trésor dissimulé par les anciens seigneurs. On va même jusqu’à prétendre que les Frères des Écoles chrétiennes ont en leur possession des documents d’archives indiquant l’endroit exact où le prétendu trésor aurait été enfoui et qu’il s’agit de la véritable raison pour laquelle ils viennent d’acquérir ce lot. Toutefois, la chasse au trésor s’interrompt rapidement en apprenant qu’une soixantaine d’années auparavant le seigneur Chandler avait fait recouvrir de boiseries une source jaillissant près de son manoir. Celle-ci se serait tarie assez rapidement et aurait sombré dans l’oubli jusqu’à ce que M. Héroux ne l’exhume en engendrant cette rumeur.

Ovide Proulx vend sa part à l’Hôtel-Dieu en 1919, ce qui permet aux Sœurs Grises d’affirmer: « Qu’aujourd’hui, tout l’ancien domaine seigneurial au nord-est de la rue est la propriété presqu’exclusive de notre communauté. » Le manoir, lui, n’affiche plus le faste qu’on lui connaissait autrefois. A demi abandonné, il sert de séjour de repos estival pour les religieuses malades, jusqu’en 1923. Année où on entreprend d’urgents travaux de rénovations qui permettent aux employés de la ferme d’y demeurer avec leur famille encore durant trois ans. Or, le manoir continue de dépérir. Malgré la bonne volonté des autorités municipales et provinciales, toutes les démarches visant à préserver cette bâtisse patrimoniale échouent. Finalement, le manoir Trigge succombe sous les pics des démolisseurs, au courant de l’hiver 1937-38, cédant ainsi la place à l’orphelinat-hôpital du Christ-Roi.

Texte : Serge Rousseau pour le CAR Séminaire de Nicolet

Références : Collection Nicolet C026, Fonds Seigneurie de Nicolet,F001/A9/6, F001/J39/3-6, F001/F38/5 Histoire de Nicolet 1669-1924, J.E. Bellemare, 1924. Fonds Société d’Histoire Régionale de Nicolet F238/E12/2. Collection Mme Renaud Chapdelaine C008/A1/3.

Manoir Chandler vers 1929 F302-F57-35
Manoir Cressé ou Trigge-1880-F085-P4428.

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